« La venue de la bicyclette est infiniment plus qu’une nouveauté sociale : c’est un des grands évènements humains qui se soient produits depuis les origines de notre race… » (Joseph Henri Rosny dit Aîné)
L’histoire du vélo est désormais longue de deux siècles. D’emblée, ce fut celle d’un moyen de locomotion. Plus exactement : un moyen mécanique de marcher. Lorsque l’ingénieur allemand Karl Drais met au point, en 1817, la Laufmaschine ou « machine à courir », une sorte de trottinette géante dotée d’une selle qui avance grâce à la poussée alternative des pieds sur le sol, c’est pour parcourir la distance de Mannheim à Schwetzingen, soit un peu plus de 14 km, ce qu’il réalise en un peu plus d’une heure. Son but ? Prouver qu’on peut se déplacer plus vite qu’avec des chevaux, sans recourir à une énergie extérieure. Pour ce faire, le conducteur de la Laufmaschine doit accepter un principe totalement contre-intuitif : l’équilibre vient du mouvement, le déséquilibre de l’arrêt – et non l’inverse. L’année suivante, Karl Drais présente son drôle d’engin à Paris, qu’il rebaptise « vélocipède ».
À Bruxelles, la draisienne est vendue dès 1819 chez Edward Kerr. Elle n’est pas bon marché. Drais la commercialise au prix de 44 florins-or. Ce qui correspond au salaire annuel d’un ouvrier qualifié. L’engin n’est abordable que pour un public fortuné. De fait, ce sont surtout quelques dandys anglais, surtout après 1819 et les améliorations apportées par le maître charron Denis Johnson, qui vont faire du vélo un objet « tendance ». Jusqu’à ce qu’ils se rendent compte de la vitesse… à laquelle ils usent leurs chaussures lorsqu’ils pratiquent la « machine à courir », et ce malgré la solution proposée par Drais qui consiste à attacher des bouts de fer sur les chaussures… De plus, la draisienne n’est guère praticable que sur terrain plat (et casse-gueule dans les descentes), en cas de côte, il faut en descendre et pousser 22 kg… Trop éprouvante, la draisienne ne connaît qu’un succès passager auprès de quelques excentriques assez vite lassés.
Les fous roulants sur leurs drôles de machines
Le lourd engin aux roues de bois cerclées de fer et démuni de pédales va assez vite connaître de notables améliorations qui vont considérablement favoriser sa pratique. En 1861, deux carrossiers parisiens récupèrent une draisienne cassée, lui ajoutent des pédales de part et d’autre du moyeu de la roue avant et intriguent le monde entier avec leur vélocipède ainsi constitué, appellation tronquée en « vélo ». Suivront l’amélioration du « gouvernail » (guidon), le roulement à billes (1869) pour la direction et le pédalier, le cadre en acier creux (1877), les rayons en acier, les deux roues de rayon égal (c. 1885), l’équipement des roues de « caoutchoucs creux » gonflables par Dunlop (1888), un vétérinaire de Belfast, la transmission par chaîne, puis rapidement l’invention de la démultiplication, avec le changement de vitesse sur le moyeu arrière, puis le dérailleur, que les coureurs du Tour de France ne reçurent l’autorisation d’utiliser qu’en 1937, alors que les cyclotouristes l’utilisaient depuis longtemps déjà.
Le point focal de toutes ces améliorations est la sécurité, mais aussi – c’est lié – le confort et la maniabilité. Au XIXe siècle, le vélo est tellement peu confortable qu’en Angleterre il est régulièrement surnommé « boneshaker » (littéralement : « secoueur d’os »)… Mark Twain, au début des années 1880, tenta, sans grand succès, de « dompter » la bicyclette, comme il le raconta dans un petit texte plein d’humour. On chutait plus qu’on avançait. Pas étonnant que la bicyclette fut bien vite adoptée par les artistes de cirque, qui ont ainsi modernisé leurs numéros de funambules et d’équilibristes… Le fameux grand bi, aux roues avant démesurées, tenait certes le cycliste éloigné de la boue, mais atteindre la selle relevait déjà de la performance. Cette façon de s’élever au-dessus des mortels, cet air supérieur que conférait cet engin relativement coûteux, en irritait plus d’un. On criait des injures à leur passage, des pierres étaient lancées et des bâtons mis dans les roues… L’utilisateur type du grand bi était un jeune homme riche et athlétique. Les autres, les femmes et les personnes âgées se tournaient vers les tricycles, plus stables, mais aussi trop lourds et peu maniables. Le roi Léopold II en personne en possédait un, que l’on peut encore admirer au Musée de l’Armée au Cinquantenaire. Les classes moyennes et ouvrières attendront l’avènement de la bicyclette, plus démocratique. Au grand bi succède le « safety bike » de John Starley (1885), avec ses pédales tournant autour d’un pédalier fixé au milieu du vélo qui, grâce à une chaîne, font tourner la roue arrière. Le centre de gravité se trouve ainsi ramené beaucoup plus bas, ce qui limite le risque de chute.
Dès les premières améliorations techniques, et bien que les vélocipèdes pèsent encore de 25 à 30 kilos, des amateurs vont s’en emparer, non pour des déplacements « utiles », mais pour le plaisir, la balade, le « tourisme » alors naissant. Outre-Manche le tourisme vélocipédique devient une vogue telle qu’elle forge ses premiers héros : en 1869 l’Anglais Harry Kemp joignit Londres aux Indes à la seule force des mollets donnant l’exemple aux continentaux tel le Français Fabrice Dupin qui relia Paris à Toulouse (740 km) en sept jours. Paul de Vivie, dit Velocio (1853-1930) utilise le premier, dans les années 1880, le mot « cyclotouriste » qui remplace celui de vélocipédeur, tandis que le vélocipède, avec ses deux roues désormais égales, devient une « bicyclette ». Adepte du végétarisme, militant espérantiste, Velocio fut un grand promoteur du cyclotourisme, dans lequel il voyait une véritable hygiène de vie. « La bicyclette n’est pas seulement un outil de locomotion ; elle devient encore un moyen d’émancipation, une arme de délivrance. Elle libère l’esprit et le corps des inquiétudes morales, des infirmités physiques que l’existence moderne, toute d’ostentation, de convention, d’hypocrisie – où paraître est tout, être n’étant rien – suscite, développe, entretient au grand détriment de la santé. »
Bicycletteurs et vélomanes
Le vélo a plusieurs fonctions : déplacement utilitaire, transport de marchandises, promenade et tourisme, compétition sportive. Une ligne de partage très nette, toujours visible aujourd’hui, va séparer les « touristes » des « vélomanes ». Soit la ligne de démarcation entre « besogneux pédaleurs », admirateurs de paysages gagnés par la lenteur, et « mangeurs de cailloux », avaleurs de kilomètres fous de performances. Les seconds se souvenaient que dès l’origine, la « draisienne » avait pour but de se déplacer plus vite qu’en calèche. Le « cheval de fer », comme on surnomme la bicyclette à ses débuts, représente alors le progrès, la modernité, la force et la liberté, mais aussi la vitesse. Le culte du record s’inscrit parfaitement dans l’esprit positiviste de la seconde moitié du XIXe siècle. Les performances des grands champions offrent de nouvelles perspectives exaltantes : « La bicyclette est un perfectionnement du corps lui-même. Il n’y a pas un homme et une machine. Il y a un homme plus vite. » (Maurice Leblanc, 1888) Cette rapidité va fasciner d’abord les élites, pour lesquels la possession de chevaux avait toujours constitué un marqueur social. Quatre fois moins cher que son modèle de chair et d’os, le vélo reste tout de même inabordable pour les classes populaires. Seule la bourgeoisie s’en sert pour occuper ses loisirs. Au tournant du siècle, les privilégiés se détourneront du vélo au profit d’un autre concurrent du cheval, nettement moins fatiguant que le biclou : la voiture automobile. En 1898 il y a, en France, un chauffeur d’automobile pour 490 cyclistes. Un rapport qui va bientôt, et rapidement, évoluer.
Promeneurs ou compétiteurs, chaque parti avait ses ligues (« Clubs vélocipédiques » pour les fanatiques de la vitesse, « Touring clubs » pour les touristes), ses revues. Le premier « Bicycle Touring Club » voit le jour en Grande-Bretagne en 1878 et recense aussitôt les plus jolies promenades touristiques des îles britanniques et du continent. La première « Union Vélocipédique Française » est fondée en 1881. En 1890, c’est la fondation du « Touring club de France ». À cette date, il y a déjà entre 25.000 et 30.000 besogneux pédaleurs français parcourant leur pays en tous sens sur tricycle, grand bi ou vélocipède. Ils dépasseront les 100.000 en 1906. Et il ne s’agit là que des « sociétaires » (affiliés), le nombre total des utilisateurs du vélo est certainement bien plus important. La première revue continentale consacrée aux deux-roues est le « Vélocipède illustré » (1869). La revue de Paul de Vivie, « Le Cycliste », paraît à partir de 1886 et ne disparaît qu’en 1973. En 1900, c’est la publication du premier Guide Michelin.
En Belgique, les revues cyclistes prolifèrent à la Belle-Epoque. Ce sont parfois même des quotidiens, la plupart éphémères : la Vélocipédie belge (Bruxelles, 1881), Vélo (Gand, 1886), le Guidon (Liège, 1894), Anvers-Cycliste (1896), Spa-Cycliste (1897), Véloce Sport (Louvain, 1899), et bien d’autres. À cette époque, le vélo gagne toutes les sphères de la société, sauf les plus pauvres qui devront encore attendre un peu. Il permet aux femmes, les « cyclistines », d’abandonner pour la première fois la prison de leurs tenues corsetées au profit de vêtements plus adaptés. On retrouve le vélo pour les déplacements, la promenade ou la compétition, mais aussi à l’armée (on inventera pour les militaires le vélo pliant), dans la police, au music-hall, au cirque… Des firmes de constructeurs se développent, les pionniers venant du pays de Liège ou de Ciney dans le Condroz. On crée des vélodromes, temples entièrement dédiés au vélo, pour les coureurs, la première Union cycliste internationale est fondée à Paris, dont le premier président est un Belge… En 1895, notre pays compte déjà 40.000 cyclistes. Il passe à 340.000 en 1908, puis à 1,8 million en 1929 pour atteindre plus de 3 millions en 1950…
La marche du bicycliste (Aristide Bruant)
Le premier « Touring club de Belgique » est créé en 1895 par Gaston Beirlaen, un jeune lieutenant des carabiniers, qui venait de créer une revue avec un titre auquel on ne se risquerait plus de nos jours : la « Pédale militaire ». Le club se donne pour but, dans son premier « Bulletin officiel », de lutter pour « l’amélioration immédiate des routes, la simplification des formalités douanières, le placement de boîtes de secours et de poteaux indicateurs, l’obtention de tarifs spéciaux dans les hôtels et chez les mécaniciens et la protection des sites pittoresques ». On ne parle pas encore de protection de l’environnement ni d’écologie. En Belgique, le berceau des défenseurs de la nature est à Esneux, dans la boucle de Ham, où pour la première fois en 1905, forestiers, artistes célèbres et personnalités se sont rassemblées pour demander la protection d’un site naturel. (Cf. Benjamin Stassen, « La Fête des Arbres », Editions Antoine Degive, Liège, 2005) Le Touring édite sa première carte cycliste de Belgique en 1898, un an avant l’instauration du premier code la route national.
L’hygiénisme, par contre, a déjà pénétré la société industrielle, par ses couches les plus élevées. Nombreux sont ceux qui, jusqu’à nos jours, recommandent l’usage du vélo pour raisons médicales. Même si aujourd’hui, la pratique du vélo en ville parmi les gaz d’échappement suscite un débat médical sur sa possible (plus ou moins grande) nocivité. Au début du XXe siècle, un des membres fondateurs du Touring club, le docteur Droixhe, recommande l’usage du vélocipède pour les dames en ces termes : « Le vélo est un appareil de locomotion qui n’est pas seulement favorable à la jeune fille sous le rapport de la vigueur et de la santé, il l’est, au surplus, sous le rapport du maintien de la grâce et de la beauté. Il produit des modifications charmantes dans l’allure habituelle de la personne… » Les adeptes actuels du « bicycle chic » sauront se souvenir des paroles du brave médecin, peut-être même sans l’avoir lu.
Pour ce qui est de l’état des routes, ce n’était pas gagné. En juin 1896, un touriste français égaré dans l’enfer des routes belges adresse au « Touring Club » de Belgique une lettre irritée : « À la frontière, de légères secousses vous avertissent que vous roulez sur le sol belge ; vers Binche, les secousses deviennent une trépidation violente ; au-delà de Binche, hélas ! vous voguez sur un océan houleux de pavés pointus, disjoints, préhistoriques. C’est épouvantable ! Arrivé à Manage, je me suis aperçu que j’avais brisé quatre rayons à ma bicyclette et force m’a été d’interrompre mon voyage et d’arriver à Bruxelles avec une bicyclette disloquée… » À voir l’état actuel de certaines routes, par exemple dans le Brabant wallon, on se dit qu’il y a encore du chemin à parcourir. Et ce, même si les vélos d’aujourd’hui sont infiniment plus confortables et technologiquement plus avancés (pas forcément plus résistants) que ceux de la Belle-Epoque. C’est probablement en hommage aux pionniers de la route (plus ou moins) cyclable que trois associations cyclistes bruxelloises décernaient en 2012 le « Pavé d’enfer », qui visait à sacrer les aménagements cyclables les plus diaboliques en Région bruxelloise. Jadis couplé avec un prix du « Vieux Clou rouillé », récompensant lui une personne physique ou morale pour les bâtons mis dans les roues des cyclistes, le Pavé d’Enfer version 2012 fut remis à la Commune d’Ixelles…
La roue de fortune
Les rapides améliorations techniques du véhicule, les progressives améliorations des routes – le premier essai du macadam en Belgique date de 1829 sur la route de Battice à Maestricht, mais il faut attendre l’arrivée des compacteurs (rouleaux compresseurs, vers 1890) pour que le goudron se généralise, surtout après la Première Guerre mondiale – et la baisse des coûts du matériel vont démocratiser l’usage du vélo. D’abord adoptée par la bourgeoisie au XIXe siècle, puis abandonnée en premier lieu par les mêmes couches nanties au XXe, au profit de la voiture, le vélo sera pour plusieurs décennies le moyen de locomotion par excellence des couches populaires. Les « cracks », les champions des courses cyclistes, seront souvent des hommes du peuple, parfois issus du monde paysan. Les congés payés vont, eux, démocratiser le cyclotourisme. La bicyclette va donner à plusieurs générations d’ouvriers l’envie de quitter les murs gris de la ville industrielle et de s’en aller respirer à pleins poumons l’air de la campagne. « Le tourisme ! c’est-à-dire la faculté de se promener librement où bon vous semble, à dix kilomètres ou à trois cents lieues de votre domicile, de parcourir la campagne ou de visiter les villes, de contempler les sites ou d’admirer les musées, à votre choix, suivant votre libre arbitre, de satisfaire à la fois l’amour de la liberté et la curiosité. On peut faire du tourisme à pied, à cheval, en chemin de fer, en bateau, en automobile, on peut même en faire en ballon et on en a déjà fait en aéroplane, mais il n’est aucune façon de le pratiquer qui vaille la bicyclette… » (Marcel Violette, « Le cyclisme », 1912)
Le cyclotourisme et la légende du cyclisme vont « sauver » la bicyclette d’une disparition programmée au milieu du XXe siècle. Car après la Seconde Guerre mondiale, au cours des Trente Glorieuses, la société se motorise à pleins pots, la voiture se démocratise et les politiques publiques vont investir massivement dans les infrastructures du tout-à-la-voiture : tunnels, viaducs et boulevards à quatre voies pour circuler librement en ville, autoroutes qui quadrillent le territoire et remplacent les vieilles chaussées. Les capitales du Vieux Continent s’étalent, se modulent pour faire toujours plus de place à la voiture et, naturellement, éjectent le vélo des voiries. En 1947 déjà, le romancier Henry de la Tombelle écrivait dans « Le Chasseur français » : « Je ne demande rien, conscient que nous sommes balayés, bientôt honnis, race agaçante et zigzagante d’improductives fourmis à roulettes, auxquelles je me demande si, dans quelques années, les grandes artères ne seront pas tout simplement interdites comme aux voitures d’enfants et aux fauteuils de malades. Eux, au moins, ont droit au trottoir… » Du début des années 1950 au milieu des années 1970, la pratique du vélo utilitaire s’effondre: divisée par trois aux Pays-Bas, par quatre en France ou encore par… trente à Stockholm. La bicyclette devient un moyen de transport ringard et avilissant. Jadis symbole de liberté et de modernité, elle passe désormais pour le véhicule du pauvre.
En même temps que les paysages, l’espace social se transforme, celui de la mobilité aussi, s’anonymise, pour faire place à un territoire neutre, indifférent, sans attaches ni identité, où les distances s’annulent dans l’abstraction et le fétichisme marchand. Rien ne l’illustre mieux que la place de l’enfant dans la rue, analysée par Philippe Ariès (« L’enfant et la rue, de la ville à l’antiville », 1979). On pourrait presque remplacer dans ce qui suit « enfant » par « cycliste ». « Dans le passé, l’enfant appartenait tout naturellement à l’espace urbain, avec ou sans ses parents. Dans un monde de petits métiers, et de petites aventures, il était une figure familière de la rue. Pas de rue sans enfants de tous âges et de toutes conditions. Ensuite, un long mouvement de privatisation l’a retiré peu à peu de l’espace urbain, qui cessait dès lors d’être un espace de vie épaisse, où le privé et le public ne se distinguaient pas, pour devenir un lieu de passage, réglé par les logiques transparentes de la circulation et de la sécurité. Certes, l’enfant n’a pas été le seul exclu de cette grande oeuvre de mise en ordre, de mise au pas : tout un monde bigarré a disparu avec lui dans la rue. Mais sa solidarité de fait avec ce monde-là est significative. Le fait important est donc double : d’abord nettoyer la rue d’un petit peuple indocile, qui avait été longtemps accepté, de plus ou moins bon gré, mais sans la volonté de l’en ôter, et qui est plus tard devenu suspect, inquiétant et condamné. Ensuite, dans le même temps, séparer l’enfant de ces adultes dangereux, en le retirant de la rue. La rue est immorale tant qu’elle est un séjour. Elle n’échappe à l’immoralité qu’en devenant un passage, et en perdant dans l’urbanisme des années trente-cinquante les caractères et les tentations du séjour. »
Avec la mobilité tous azimut, c’est tout un univers de proximité qui s’effondre, celui du vicinal, du voisinage, des petits cafés… Mais au tournant du millénaire, notamment avec les mouvements « slow », la proximité redevient une valeur. On privilégie la consommation en « circuits courts », on réhabilite des liaisons intervillages,… Le vélo va (re)devenir le symbole de la proximité.
« La révolution passera par le vélo » (Julos Beaucarne)
Les années 50 à 80 (que, d’un point de vue cycliste, on pourrait appeler les Quarante Minables plutôt que les Trente Glorieuses) ont constitué un long déclin plutôt qu’une éclipse complète. Car l’histoire de la pratique du vélo est cyclique (évidemment). Les lueurs de la renaissance vont poindre déjà dans la grisaille des années soixante, époque de toutes les contestations s’il en est. Au moment où la pratique de la bicyclette touche le fond dans une majeure partie de l’Europe, les Provos néerlandais ressortent leurs bicyclettes, bientôt suivis par les « éco-punks », puis par les « masses critiques », qui vont conquérir une centaine de villes partout dans le monde, et les cyclo-écologistes, qui se rassemblent pour manifester. Certains spécialistes osent préconiser dès les années 1960 la relance de modes de transport alternatifs. La voiture prend trop de place, à terme, la situation deviendra intenable. Il faudra du temps avant que leur voix soit enfin entendue. Les aménagements cyclables resteront toutefois très inégaux selon les régions, faute de moyens et de volonté politique. Ils sont notables aux Pays-Bas depuis les années 70, dans les pays scandinaves, ou même à Paris très récemment ; singulièrement faibles à Bruxelles ou en Wallonie, malgré le remarquable projet Ravel (Réseau autonome des voies lentes, à partir de 1995) qui se développe à une vitesse… d’escargot.
Ce renouveau du vélo utilitaire pourra s’appuyer culturellement sur les deux « autres » pratiques du vélo : le cyclisme, qui vit précisément son âge d’or durant les Trente Glorieuses, et le cyclotourisme, qui voit durant cette période se développer un nombre impressionnants de clubs cyclistes, la plupart existant toujours de nos jours, même si leurs membres sont parfois vieillissants. Les vélos qui ressortent aujourd’hui du garage des élites urbaines en quête d’un nouveau moyen de distinction, munis ou non d’un moteur électrique, n’en ont jamais complètement disparu, fût-ce pour une très hypothétique balade familiale à la campagne. Ils profitent simplement de la nouvelle conscience écologique qui imprègne les esprits, à commencer par ceux des privilégiés, depuis les années septante. De nouvelles pratiques récréatives se créent, parfois à la suite de disciplines sportives, comme le vélo tout-terrain, qui débarque dans les années 80. Elles vont participer à relancer l’intérêt pour le vélo et la randonnée sportive ou de loisir. Les Maisons de Tourisme l’ont bien compris. En Flandre, le réseau de points-nœuds s’est rapidement mis en place, achevé en 2010-2011 ; en Wallonie, on n’y est pas encore, mais l’extension du réseau s’est brusquement accélérée depuis deux ans.
« Aujourd’hui que les néophytes du cyclisme sont légion, nous avons pensé faire oeuvre utile. Voici pourquoi. En général, le débutant fait de la bicyclette pour la bicyclette elle-même. Mais bientôt, cela lui paraît monotone, et le bouillant néophyte de jadis se refroidit singulièrement ! Finalement, il abandonne, presque totalement, un exercice hygiénique qui ne lui procure plus assez d’agrément. Qu’il devienne touriste, qu’au lieu de parcourir toujours les mêmes routes classiques (…) il apprenne à connaître ce pays, si varié d’aspect, si remarquable par ses curiosités archéologiques, si précieux par les souvenirs historiques qu’il a laissés ! » Ces quelques mots figurent dans la préface du « Guide du Vélocipédiste eux environs de Bruxelles », publié en 1894 par Arthur Cosyn et Louis Maingie aux Editions J. Lebègue & Cie, à Bruxelles. On pourrait presque les reprendre in extenso comme programme pour notre club cycliste d’aujourd’hui qui, comme ceux d’hier, cherche à susciter l’envie de parcourir nos routes afin d’y écrire l’histoire du cyclotourisme, une histoire qui n’en finit pas de tourner.
À lire
Frédéric Héran, « Le retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050 », Paris, La Découverte, 2014.
Anne-Marie Marré-Muls, « Histoire du vélo », Musée de la Haute Haine, Carnières, 2009.
Gisèle Vanbeveren, « De la draisienne à la bicyclette », MRAH, Bruxelles, 2002.
« Archives du vélo », éd. Jacques Borge, Nicolas Viasnoff, Paris, Editions Michèle Trinckvel, 1998.
Claire Morissette, « Deux roues, un avenir : le vélo en ville », Ecosociété, Montréal, 1994.
Gérard De Selys et Anne Maesschalk, « Cyclotourisme en Belgique », Gembloux, Duculot, 1989.
Georges Renoy, « Le vélo au temps des belles moustaches », Bruxelles, Rossel, 1975.
« Le musée de la petite reine », Falmignoul, 1974.